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Moi, Félix, 10 ans, sans
EAN13
9782745925091
ISBN
978-2-7459-2509-1
Éditeur
Milan
Date de publication
Collection
MILAN JUNIOR (21)
Nombre de pages
138
Dimensions
18 x 12 x 1 cm
Poids
124 g
Langue
français
Code dewey
804
Fiches UNIMARC
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Moi, Félix, 10 ans, sans

Milan

Milan Junior

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Remerciements (très sincères) :
– à Ernest Ahippah pour ses conseils
et le « prêts » de sa chanson ;
– du CRIDEV (Centre rennais d'information
pour le développement) ;
– du Comité Rennais des sans-papiers.

? Les mots ou groupes de mots suivis d'un astérisque sont expliqués dans le lexique en fin de volume

© 2007, Éditions Milan, pour l'édition papier© 2013, Éditions Milan, pour la version numérique300, rue Léon-Joulin, 31101 Toulouse Cedex 9, FranceLoi 49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesseISBN : 978-2-7459-6429-8www.editionsmilan.com

Première partieAvenue
des Français-Libres

1

Un tremblement léger, un bourdonnement sourd dans les oreilles. Je suis le premier à me réveiller.

Les vibrations des moteurs se répercutent dans la coque métallique du cargo jusque dans mon corps. Je passe la langue sur mes lèvres un peu sèches, avant de repousser le bras de mon frère, qui m'écrase la poitrine. Je relève doucement la tête. Dans l'obscurité, la silhouette fragile de ma petite sœur se devine à peine. Au son régulier de sa respiration, je sais qu'elle dort encore profondément, la tête calée entre les deux seins de ma mère : deux gros oreillers que Bayamé trouve en n'importe quelles circonstances à son aise.

J'écarte l'unique couverture que nous nous partageons et je me lève.

Le ronflement des moteurs devient plus intense. Le bateau manœuvre sans retenir son souffle, annonce de la fin imminente de notre voyage. La terre se rapproche chaque seconde un peu plus, et mon estomac se noue douloureusement. Une bouffée de chaleur enflamme mes joues. Ma peau ne rougit pas.

Dans ces ponts inférieurs sans lumière, n'importe qui perdrait son chemin. Mais depuis des semaines que ce voyage a commencé, je connais ce cargo comme ma poche. Sans bruit, je me faufile entre deux rangées de conteneurs. Mes mains effleurent le métal, glissent le long de ces cubes géants. Elles me guident avec assurance près d'un hublot pas plus grand que ma tête.

Devant cette précieuse fenêtre, mes yeux s'agrandissent démesurément pour se nourrir de toute la lumière qui leur a manqué. Mes dents, en appétit sans doute, mordillent ma lèvre inférieure...

– Tu vois quelque chose, Félix ?

La voix de mon frère m'a fait sursauter.

– MINCE ! Tu pourrais prévenir quand tu arrives !

Derrière moi, les yeux ronds de Moussa luisent autant que des diamants suspendus dans les airs. La peau noire de mon grand frère le rend presque invisible. Je devine son sourire moqueur.

– On dirait bien que je t'ai flanqué la trouille, me lance-t-il avec un plaisir certain.

Je me ressaisis aussitôt :

– Tu ne m'as pas fait peur, tu m'as surpris.

Moussa fait semblant de ne pas avoir entendu et pointe un doigt vers le hublot.

– Alors, tu vois quelque chose ? demande-t-il.

– Pas grand-chose... Il fait nuit et il pleut. Il y a des lumières par endroits. Je vois des hangars, des grandes grues aussi. Ça ressemble assez au port d'Abidjan. J'espère qu'on n'est pas revenus à notre point de départ.

– Ne dis pas n'importe quoi. Allez, pousse-toi de là !

Impatient, Moussa prend ma place et vient écraser son nez contre la vitre du hublot.

À mon tour, je le repousse. Nos joues se pressent, se serrent et se collent. Le partage est équitable : chacun conserve un œil ouvert sur ce monde nouveau que nous attendions de découvrir depuis si longtemps.

Le paysage se déroule tranquillement, au rythme du bateau. Les quais donnent l'illusion d'avancer, pareils à une terre en mouvement sur laquelle des montagnes de conteneurs, identiques à ceux qui remplissent le cargo, modèlent un espace rectiligne. Seules quelques grues dressent de temps à autre leur long cou de girafe.

Parfois, l'image s'efface derrière un autre cargo à quai, nous plongeant pour quelques minutes dans l'obscurité totale. Attente. Bruit des vagues échangées contre les coques. Puis le bateau jumeau disparaît comme s'il n'avait jamais existé, laissant à nouveau la place à ce décor de béton et d'acier.

Nous nous partageons toujours le hublot, essuyant régulièrement de la paume de la main la buée qui s'y forme. Dehors, la pluie est fine. Elle apparaît uniquement à la lueur des lampadaires.

Encore mes dents sur mes lèvres. J'ai faim. Faim de la France. Mais où se cache-t-elle ?

– Là ! Le château !

Ça y est. Je la vois. Regarde, Moussa. Mais regarde la France !

– Arrête, tu fais plein de buée, se plaint mon frère.

Il frotte la vitre avec un pan de sa chemise.

– On s'en fiche de la buée, Moussa. Tu la vois ? La grosse tour ! C'est comme dans le livre de Yaoundé. On est bien arrivés.

La France.

La même que dans le livre de Yaoundé, ce vieux manuel de géographie précieusement conservé par notre grand-père. Souvenir de ces quelques années passées à l'école, du temps où notre pays n'avait pas encore son propre président. Du temps où la France et la Côte d'Ivoire ne faisaient qu'un... ou presque, comme ne manquait jamais de le préciser Yaoundé.

Ce livre de tous les espoirs, je l'ai feuilleté maintes fois en rentrant le soir des champs. Ces pages, je les ai usées et salies malgré moi, à force de les caresser du bout de mes doigts endoloris dans la lumière des derniers rayons du soleil. Toutes ces photos disparaissant chaque soir dans la nuit pour mieux venir habiter mes rêves, je vais les découvrir aujourd'hui, les toucher, les sentir. Les remparts et les tours de ce château s'élèvent au-delà du port de Brest, éclairés par mille feux, et moi je les dévore des yeux.

J'entre dans le livre de Yaoundé.

La Côte d'Ivoire et les dix premières années de ma vie me semblent très loin ; le port de Brest m'ouvre les bras.
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