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Le Centaure, roman

John Updike

Points

  • Conseillé par
    23 juin 2010

    Bon, tout d’abord, cours rudimentaire de mythologie accélérée pour ceux qui comme moi ont d’autres chats à fouetter que de se plonger dans les petites affaires scabreuses de divinités passées de mode depuis quelques siècles. Les centaures sont des créatures mythologiques à figures humaines dotées d’un corps de cheval depuis le torse. Jusque là tout va bien, merci J.K Rowling et consorts pour avoir remis la bestiole au goût du jour.

    Ca se complique un peu ensuite, je vous épargne l’étymologie et l’état civil d’une flopée de rejetons probablement incestueux, on va se contenter de distinguer le troupeau des centaures communs, vulgaire bétail libidineux s’adonnant à la boisson, des quelques créatures élevées par leur naissance heureuse au dessus de la masse, et notamment Chiron, fils de Cronos (ce qui doit faire de Chiron quelque chose comme le beau frère de Zeus, je ne vous explique pas les repas de famille avec sabots sur la table et ambroisie dans la barbe du vieux). Bref, le centaure que John Updike a sorti de la naphtaline pour lui offrir une seconde immortalité, littéraire celle là, c’est bien Chiron, érudit équin, précepteur d’Achille et autres mouflets héroïques, qui renonce à l’immortalité dont les dieux l’ont gratifié pour mettre fin à ses souffrances résultant de la maladresse de son pote Héracles, lequel lui aurait par mégarde (soit disant, même si bon hein, l’enquête suit son cours) décoché une flèche empoisonnée. Flèche qui constitue le point de départ de ce roman. George Caldwell (au passage, j’ignore si Updike a choisi ce nom en hommage à l’écrivain, Erskine, mais je ne peux pas pour ma part laisser passer l’occasion de recommander les œuvres de ce génie un peu oublié) est professeur de sciences naturelles depuis deux bonnes décennies dans un lycée paumé au fin fond de la Pennsylvanie. C’est un anxieux. Il vit dans la crainte d’un rapport défavorable du principal (un Zeus lubrique aux intentions toujours un peu troubles) qui mettrait fin à sa carrière et précipiterait sa famille dans l’indigence. Mais surtout, il est convaincu que, tout comme son père, il ne vivra pas au-delà de cinquante ans.

    Ca on ne l’apprend qu’après, puisqu’il commence par se prendre une flèche qui lui traverse la jambe, flèche tirée par un élève bien sûr, avec l’approbation et sous les éclats de rire de ses camarades. Chiron va donc voir Vulcain, le garagiste, pour se la faire retirer. Et puis il revient finir son cours, suant à grosses gouttes à l’idée d’être en retard. On pourrait croire que le monde construit par Updike n’a pas grand-chose à voir avec le notre : non seulement la cruauté y est de mise, mais elle y est considérée comme un tempérament tout à fait acceptable. Ce serait oublier un peu vite les coups de couteau échangés dans nos bacs à sable, ou presque. Cette banalisation extrême de la violence qui ouvre le récit vient hisser des enjeux dramatiques assez ternes, les angoisses d’un prof, à hauteur de centaure : la violence ainsi exacerbée vient s’inscrire dans le mythe pour apposer l’idée du divin qui sommeille dans cet être, sur la silhouette excentrique de ce pédagogue inlassable. Caldwell en recevant sa flèche est Chiron. Il ne le devient pas, il l’a toujours été. Bien sûr la flèche ne pourrait être qu’un symbole, peut être ne s’agit il que d’un trait d’esprit qui atteint Caldwell dans sa dignité. Updike joue de cette ambiguïté : Caldwell n’a pas conscience de sa forme mythologique, mais il va pourtant se faire retirer cette flèche, chez un garagiste, pas chez un psy, lui donnant ainsi la réalité qu’on serait tenté de lui discuter.

    On n’est finalement pas très loin de la chronique sociale des sorcières d’Eastwick, même recours à une violence préhistorique débarrassé de sa gangue moralisatrice, même inscription du mythe dans le réel, et même désenchantement d’un monde voué à la normalité. Les sorcières perdent leurs pouvoirs, Chiron son immortalité. Là où les récits diffèrent, c’est dans leur rythme, dans l’étirement de leur narration, distendue le long d’une année pour les sorcières, ramassé autour d’une poignée de journées dans Le Centaure. Chiron a reçu sa flèche, il va mourir, Updike ne s’autorise aucun suspense. Dès lors chaque seconde qui s’écoule est absolument vitale et charge le récit d’une force émotionnelle dévastatrice. Ce sont des adieux que l’on lit tout du long, adieux à l’hiver, aux souvenirs, à la famille. Le Centaure raconte l’urgence de vivre sans agiter l’épouvantail du néant. Updike ne s’intéresse pas à l’aspiration au divin mais à son abandon, au sacrifice de l’immortalité, trop lourde à porter dans un monde où la sagesse est une farce.