Ouvert le lundi de 14h30 à 19h30 et du mardi au samedi de 10h à 19h30

 

 

Invasion

Fernando Marías

Cénomane

  • Conseillé par
    22 décembre 2013

    La guerre d'Irak du côté espagnol

    Depuis quelques temps, on commence à lire des fictions ou des témoignages de vétérans de la guerre d’Irak. L’importance de l’engagement américain pourrait faire oublier que l’Espagne de José María Aznar était aussi de la partie dès 2003. Cette guerre lointaine, « illégitime et immorale » va devenir celle de Pablo, narrateur d’Invasion et médecin militaire, envoyé en « mission officiellement humanitaire ».
    Pablo raconte d’emblée ce qui le taraude, les quelques minutes qui ont fait basculer sa vie dans le cauchemar. Une route au milieu de nulle part, deux voitures qui roulent, la première qui explose suite à une embuscade. Pablo et son ami Paco, infirmier, sont dans la seconde. Ils se cachent, parviennent à se trainer jusqu’à une maison isolée et apparemment vide. Complètement choqués, Pablo y entre pour chercher de l’eau.

    Quelqu’un, un couteau en main, lutte, blessures, coups de feu, un autre homme qui surgit. Tout va très vite, Pablo et Paco parviennent à fuir laissant derrière eux trois cadavres, des civils, dont un enfant d’une douzaine d’années. Ils sont aussitôt rapatriés.

    Pablo va désormais vivre avec en tête ces deux victimes, ces innocents morts par sa faute. Il va les voir et les entendre car ils lui tiennent lieu de fantômes. Pire encore, Pablo se sent habité par le plus vieux des deux, celui qui lui criait Qitalet Ibni, le prénom du plus jeune, suppose-t-il. Il crie désormais vengeance, s’empare de ses pensées et de son corps. La culpabilité de Pablo a une voix et un visage qui le hantent jour et nuit et le poussent à des actes violents à l’encontre de sa femme et de sa fille.

    Invasion est un roman fort sur la culpabilité. Fernando Marías introduit une touche de fantastique à travers les fantômes des morts qui incarnent le remords et la conscience coupable. Ils sont aussi son obsession, la forme que prend l’impossible réparation. Toute sa vie se fera désormais avec eux, ses morts. Bientôt, Pablo est psychologiquement et physiquement envahi par l’adulte qu’il a tué.
    Fernando Marías souligne le cynisme des autorités qui cherchent à donner de l’argent à Pablo pour qu’il garde le silence sur ce qui s’est passé. La population doit penser qu’il s’agit d’une guerre du Bien contre le Mal, il est hors de question qu’elle sache que les troupes tuent des civils. Pour s’innocenter, Pablo lui-même aimerait que ses victimes soient de dangereux terroristes, trafiquants d’armes ou fabricants de bombes artisanales dans leur cave. Tout pour ne pas porter le poids du meurtre.

    Par sa prose dense et efficace, obsédante, Fernando Marías plonge le lecteur dans l’esprit malade de son narrateur. Pas à pas on suit son chemin de peur, de violence, de terreur intime et de dégout de soi. On plonge au cœur du traumatisme, on sonde le mal à la racine, mesurant ainsi l’impossible guérison d’un psychisme détruit. Comme d’autres textes sur des vétérans, Invasion interroge sur le prix à payer pour les fautes commises en temps de guerre. Certains ne reviendront jamais vraiment, prisonniers à jamais de leurs cauchemars et de leur culpabilité. On sait qu’aujourd’hui plus de soldats américains envoyés en Irak sont morts suicidés depuis leur retour que sur le terrain des opérations. La guerre n’aura pour eux jamais de fin, cette guerre injuste, inutile et mensongère. Pour Pablo, l’unique apaisement possible se trouve dans l’amour de sa femme et de sa fille.